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  3. --------
  4. CANDIDE,
  5. ou
  6. L'OPTIMISME,
  7. TRADUIT DE L'ALLEMAND
  8. DE M. LE DOCTEUR RALPH,
  9. AVEC LES ADDITIONS
  10. QU'ON A TROUV07ES DANS LA POCHE DU DOCTEUR, LORSQU'IL MOURUT
  11. 08 MINDEN, L'AN DE GR00CE 1759
  12. 1759
  13. CHAPITRE I.
  14. Comment Candide fut lev dans un beau ch09teau, et comment il fut
  15. chass d'icelui.
  16. Il y avait en Vestphalie, dans le ch09teau de M. le baron de
  17. Thunder-ten-tronckh, un jeune gar04on qui la nature avait donn
  18. les moeurs les plus douces. Sa physionomie annon04ait son 09me.
  19. Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple;
  20. c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les
  21. anciens domestiques de la maison soup04onnaient qu'il tait fils
  22. de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honnte
  23. gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais
  24. pouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze
  25. quartiers, et que le reste de son arbre gnalogique avait t
  26. perdu par l'injure du temps.
  27. Monsieur le baron tait un des plus puissants seigneurs de la
  28. Westphalie, car son ch09teau avait une porte et des fentres. Sa
  29. grande salle mme tait orne d'une tapisserie. Tous les chiens
  30. de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses
  31. palefreniers taient ses piqueurs; le vicaire du village tait
  32. son grand-aum00nier. Ils l'appelaient tous monseigneur, et ils
  33. riaient quand il fesait des contes.
  34. Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante
  35. livres, s'attirait par l une trs grande considration, et
  36. fesait les honneurs de la maison avec une dignit qui la rendait
  37. encore plus respectable. Sa fille Cungonde, 09ge de dix-sept
  38. ans, tait haute en couleur, fra06che, grasse, apptissante. Le
  39. fils du baron paraissait en tout digne de son pre. Le
  40. prcepteur Pangloss[1] tait l'oracle de la maison, et le petit
  41. Candide coutait ses le04ons avec toute la bonne foi de son 09ge et
  42. de son caractre.
  43. [1] De _pan_, tout, et _glossa_, langue. B.
  44. Pangloss enseignait la mtaphysico-thologo-cosmolonigologie. Il
  45. prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et
  46. que, dans ce meilleur des mondes possibles, le ch09teau de
  47. monseigneur le baron tait le plus beau des ch09teaux, et madame
  48. la meilleure des baronnes possibles.
  49. Il est dmontr, disait-il, que les choses ne peuvent tre
  50. autrement; car tout tant fait pour une fin, tout est
  51. ncessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez
  52. ont t faits pour porter des lunettes; aussi avons-nous des
  53. lunettes[2]. Les jambes sont visiblement institues pour tre
  54. chausses, et nous avons des chausses. Les pierres ont t
  55. formes pour tre tailles et pour en faire des ch09teaux; aussi
  56. monseigneur a un trs beau ch09teau: le plus grand baron de la
  57. province doit tre le mieux log; et les cochons tant faits pour
  58. tre mangs, nous mangeons du porc toute l'anne: par consquent,
  59. ceux qui ont avanc que tout est bien ont dit une sottise; il
  60. fallait dire que tout est au mieux.
  61. [2] Voyez tome XXVII, page 528; et dans les _Mlanges_, anne
  62. 1738, le chapitre XI de la troisime partie des _07lments de la
  63. philosophie de Newton_; et anne 1768, le chapitre X des
  64. _Singularits de la nature_. B.
  65. Candide coutait attentivement, et croyait innocemment; car il
  66. trouvait mademoiselle Cungonde extrmement belle, quoiqu'il ne
  67. pr06t jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'aprs
  68. le bonheur d'tre n baron de Thunder-ten-tronckh, le second
  69. degr de bonheur tait d'tre mademoiselle Cungonde; le
  70. troisime, de la voir tous les jours; et le quatrime, d'entendre
  71. ma06tre Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par
  72. consquent de toute la terre.
  73. Un jour Cungonde, en se promenant auprs du ch09teau, dans le
  74. petit bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le
  75. docteur Pangloss qui donnait une le04on de physique exprimentale
  76. la femme de chambre de sa mre, petite brune trs jolie et trs
  77. docile. Comme mademoiselle Cungonde avait beaucoup de
  78. disposition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les
  79. expriences ritres dont elle fut tmoin; elle vit clairement
  80. la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et
  81. s'en retourna tout agite, toute pensive, toute remplie du dsir
  82. d'tre savante, songeant qu'elle pourrait bien tre la raison
  83. suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi tre la sienne.
  84. Elle rencontra Candide en revenant au ch09teau, et rougit: Candide
  85. rougit aussi . Elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupe; et
  86. Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain,
  87. aprs le d06ner, comme on sortait de table, Cungonde et Candide
  88. se trouvrent derrire un paravent; Cungonde laissa tomber son
  89. mouchoir, Candide le ramassa; elle lui prit innocemment la main;
  90. le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle
  91. avec une vivacit, une sensibilit, une gr09ce toute particulire;
  92. leurs bouches se rencontrrent, leurs yeux s'enflammrent, leurs
  93. genoux tremblrent, leurs mains s'garrent. M. le baron de
  94. Thunder-ten-tronckh passa auprs du paravent, et voyant cette
  95. cause et cet effet, chassa Candide du ch09teau grands coups de
  96. pied dans le derrire. Cungonde s'vanouit: elle fut soufflete
  97. par madame la baronne ds qu'elle fut revenue elle-mme; et
  98. tout fut constern dans le plus beau et le plus agrable des
  99. ch09teaux possibles.
  100. CHAPITRE II
  101. Ce que devint Candide parmi les Bulgares.
  102. Candide, chass du paradis terrestre, marcha longtemps sans
  103. savoir o, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant
  104. souvent vers le plus beau des ch09teaux qui renfermait la plus
  105. belle des baronnettes; il se coucha sans souper au milieu des
  106. champs entre deux sillons; la neige tombait gros flocons.
  107. Candide, tout transi, se tra06na le lendemain vers la ville
  108. voisine, qui s'appelle _Valdberghoff-trarbk-dikdorff_, n'ayant
  109. point d'argent, mourant de faim et de lassitude. Il s'arrta
  110. tristement la porte d'un cabaret. Deux hommes habills de bleu
  111. le remarqurent: Camarade, dit l'un, voil un jeune homme trs
  112. bien fait, et qui a la taille requise; ils s'avancrent vers
  113. Candide et le prirent d06ner trs civilement.--Messieurs, leur
  114. dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup
  115. d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon cot.--Ah!
  116. monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et
  117. de votre mrite ne paient jamais rien: n'avez-vous pas cinq pieds
  118. cinq pouces de haut?--Oui, messieurs, c'est ma taille, dit-il en
  119. fesant la rvrence.--Ah! monsieur, mettez-vous table; non
  120. seulement nous vous dfraierons, mais nous ne souffrirons jamais
  121. qu'un homme comme vous manque d'argent; les hommes ne sont faits
  122. que pour se secourir les uns les autres.--Vous avez raison, dit
  123. Candide; c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois
  124. bien que tout est au mieux. On le prie d'accepter quelques cus,
  125. il les prend et veut faire son billet; on n'en veut point, on se
  126. met table. N'aimez-vous pas tendrement?....--Oh! oui,
  127. rpond-il, j'aime tendrement mademoiselle Cungonde.--Non, dit
  128. l'un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n'aimez pas
  129. tendrement le roi des Bulgares?--Point du tout, dit-il, car je ne
  130. l'ai jamais vu.--Comment! c'est le plus charmant des rois, et il
  131. faut boire sa sant.--Oh! trs volontiers, messieurs. Et il
  132. boit. C'en est assez, lui dit-on, vous voil l'appui, le
  133. soutien, le dfenseur, le hros des Bulgares; votre fortune est
  134. faite, et votre gloire est assure. On lui met sur-le-champ les
  135. fers aux pieds, et on le mne au rgiment. On le fait tourner
  136. droite, gauche, hausser la baguette, remettre la baguette,
  137. coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente
  138. coups de b09ton; le lendemain, il fait l'exercice un peu moins
  139. mal, et il ne re04oit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui
  140. en donne que dix, et il est regard par ses camarades comme un
  141. prodige.
  142. Candide, tout stupfait, ne dmlait pas encore trop bien comment
  143. il tait un hros. Il s'avisa un beau jour de printemps de
  144. s'aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que
  145. c'tait un privilge de l'espce humaine, comme de l'espce
  146. animale, de se servir de ses jambes son plaisir. Il n'eut pas
  147. fait deux lieues que voil quatre autres hros de six pieds qui
  148. l'atteignent, qui le lient, qui le mnent dans un cachot. On lui
  149. demanda juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'tre fustig
  150. trente-six fois par tout le rgiment, ou de recevoir -la-fois
  151. douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les
  152. volonts sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il
  153. fallut faire un choix; il se dtermina, en vertu du don de Dieu
  154. qu'on nomme _libert_, passer trente-six fois par les
  155. baguettes; il essuya deux promenades. Le rgiment tait compos
  156. de deux mille hommes; cela lui composa quatre mille coups de
  157. baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui
  158. dcouvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procder
  159. la troisime course, Candide, n'en pouvant plus, demanda en
  160. gr09ce qu'on voul04t bien avoir la bont de lui casser la tte; il
  161. obtint cette faveur; on lui bande les yeux; on le fait mettre
  162. genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s'informe du
  163. crime du patient; et comme ce roi avait un grand gnie, il
  164. comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'tait un
  165. jeune mtaphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il
  166. lui accorda sa gr09ce avec une clmence qui sera loue dans tous
  167. les journaux et dans tous les sicles. Un brave chirurgien
  168. gurit Candide en trois semaines avec les mollients enseigns
  169. par Dioscoride. Il avait dj un peu de peau et pouvait marcher,
  170. quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares.
  171. CHAPITRE III.
  172. Comment Candide se sauva d'entre les Bulgares, et ce qu'il
  173. devint.
  174. Rien n'tait si beau, si leste, si brillant, si bien ordonn que
  175. les deux armes. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les
  176. tambours, les canons; formaient une harmonie telle qu'il n'y en
  177. eut jamais en enfer. Les canons renversrent d'abord peu prs
  178. six mille hommes de chaque c00t; ensuite la mousqueterie 00ta du
  179. meilleur des mondes environ neuf dix mille coquins qui en
  180. infectaient la surface. La ba07onnette fut aussi la raison
  181. suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout
  182. pouvait bien se monter une trentaine de mille 09mes. Candide,
  183. qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put
  184. pendant cette boucherie hro07que.
  185. Enfin, tandis que les deux rois fesaient chanter des _Te Deum_,
  186. chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs
  187. des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts
  188. et de mourants, et gagna d'abord un village voisin; il tait en
  189. cendres: c'tait un village abare que les Bulgares avaient br04l,
  190. selon les lois du droit public. Ici des vieillards cribls de
  191. coups regardaient mourir leurs femmes gorges, qui tenaient
  192. leurs enfants leurs mamelles sanglantes; l des filles
  193. ventres aprs avoir assouvi les besoins naturels de quelques
  194. hros, rendaient les derniers soupirs; d'autres demi br04les
  195. criaient qu'on achev09t de leur donner la mort. Des cervelles
  196. taient rpandues sur la terre c00t de bras et de jambes
  197. coups.
  198. Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village: il
  199. appartenait des Bulgares, et les hros abares l'avaient trait
  200. de mme. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants
  201. ou travers des ruines, arriva enfin hors du th09tre de la
  202. guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et
  203. n'oubliant jamais mademoiselle Cungonde. Ses provisions lui
  204. manqurent quand il fut en Hollande; mais ayant entendu dire que
  205. tout le monde tait riche dans ce pays-l, et qu'on y tait
  206. chrtien, il ne douta pas qu'on ne le trait09t aussi bien qu'il
  207. l'avait t dans le ch09teau de M. le baron, avant qu'il en e04t
  208. t chass pour les beaux yeux de mademoiselle Cungonde.
  209. Il demanda l'aum00ne plusieurs graves personnages, qui lui
  210. rpondirent tous que, s'il continuait faire ce mtier, on
  211. l'enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre
  212. vivre.
  213. Il s'adressa ensuite un homme qui venait de parler tout seul
  214. une heure de suite sur la charit dans une grande assemble. Cet
  215. orateur le regardant de travers lui dit: Que venez-vous faire
  216. ici? y tes-vous pour la bonne cause? Il n'y a point d'effet sans
  217. cause, rpondit modestement Candide; tout est encha06n
  218. ncessairement et arrang pour le mieux. Il a fallu que je fusse
  219. chass d'auprs de mademoiselle Cungonde, que j'aie pass par
  220. les baguettes, et il faut que je demande mon pain, jusqu' ce que
  221. je puisse en gagner; tout cela ne pouvait tre autrement. Mon
  222. ami, lui dit l'orateur, croyez-vous que le pape soit
  223. l'antechrist? Je ne l'avais pas encore entendu dire, rpondit
  224. Candide: mais qu'il le soit, ou qu'il ne le soit pas, je manque
  225. de pain. Tu ne mrites pas d'en manger, dit l'autre: va, coquin,
  226. va, misrable, ne m'approche de ta vie. La femme de l'orateur
  227. ayant mis la tte la fentre, et avisant un homme qui doutait
  228. que le pape f04t antechrist, lui rpandit sur le chef un
  229. plein..... O ciel! quel excs se porte le zle de la religion
  230. dans les dames!
  231. Un homme qui n'avait point t baptis, un bon anabaptiste, nomm
  232. Jacques, vit la manire cruelle et ignominieuse dont on traitait
  233. ainsi un de ses frres, un tre deux pieds sans plumes, qui
  234. avait une 09me; il l'amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain
  235. et de la bire, lui fit prsent de deux florins, et voulut mme
  236. lui apprendre travailler dans ses manufactures aux toffes de
  237. Perse qu'on fabrique en Hollande. Candide se prosternant presque
  238. devant lui, s'criait: Ma06tre Pangloss me l'avait bien dit que
  239. tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus
  240. touch de votre extrme gnrosit que de la duret de ce
  241. monsieur manteau noir, et de madame son pouse.
  242. Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert
  243. de pustules, les yeux morts, le bout du nez rong, la bouche de
  244. travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourment
  245. d'une toux violente, et crachant une dent chaque effort.
  246. CHAPITRE IV.
  247. Comment Candide rencontra son ancien ma06tre de philosophie, le
  248. docteur Pangloss, et ce qui en advint.
  249. Candide, plus mu encore de compassion que d'horreur, donna cet
  250. pouvantable gueux les deux florins qu'il avait re04us de son
  251. honnte anabaptiste Jacques. Le fant00me le regarda fixement,
  252. versa des larmes, et sauta son cou. Candide effray recule.
  253. Hlas! dit le misrable l'autre misrable, ne reconnaissez-vous
  254. plus votre cher Pangloss? Qu'entends-je? vous, mon cher ma06tre!
  255. vous, dans cet tat horrible! quel malheur vous est-il donc
  256. arriv? pourquoi n'tes-vous plus dans le plus beau des ch09teaux?
  257. qu'est devenue mademoiselle Cungonde, la perle des filles, le
  258. chef-d'oeuvre de la nature? Je n'en peux plus, dit Pangloss.
  259. Aussit00t Candide le mena dans l'table de l'anabaptiste, o il
  260. lui fit manger un peu de pain; et quand Pangloss fut refait: Eh
  261. bien! lui dit-il, Cungonde? Elle est morte, reprit l'autre.
  262. Candide s'vanouit ce mot: son ami rappela ses sens avec un peu
  263. de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l'table.
  264. Candide rouvre les yeux. Cungonde est morte! Ah! meilleur des
  265. mondes, o tes-vous? Mais de quelle maladie est-elle morte? ne
  266. serait-ce point de m'avoir vu chasser du beau ch09teau de monsieur
  267. son pre grands coups de pied? Non, dit Pangloss, elle a t
  268. ventre par des soldats bulgares, aprs avoir t viole autant
  269. qu'on peut l'tre; ils ont cass la tte monsieur le baron qui
  270. voulait la dfendre; madame la baronne a t coupe en morceaux;
  271. mon pauvre pupille trait prcisment comme sa soeur; et quant au
  272. ch09teau, il n'est pas rest pierre sur pierre, pas une grange,
  273. pas un mouton, pas un canard, pas un arbre; mais nous avons t
  274. bien vengs, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie
  275. voisine qui appartenait un seigneur bulgare.
  276. A ce discours, Candide s'vanouit encore; mais revenu soi, et
  277. ayant dit tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et
  278. de l'effet, et de la raison suffisante qui avait mis Pangloss
  279. dans un si piteux tat. Hlas! dit l'autre, c'est l'amour:
  280. l'amour, le consolateur du genre humain, le conservateur de
  281. l'univers, l'09me de tous les tres sensibles, le tendre amour.
  282. Hlas! dit Candide, je l'ai connu cet amour, ce souverain des
  283. coeurs, cette 09me de notre 09me; il ne m'a jamais valu qu'un
  284. baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette belle cause
  285. a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable?
  286. Pangloss rpondit en ces termes: O mon cher Candide! vous avez
  287. connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne:
  288. j'ai go04t dans ses bras les dlices du paradis, qui ont produit
  289. ces tourments d'enfer dont vous me voyez dvor; elle en tait
  290. infecte, elle en est peut-tre morte. Paquette tenait ce
  291. prsent d'un cordelier trs savant qui avait remont la source,
  292. car il l'avait eu d'une vieille comtesse, qui l'avait re04u d'un
  293. capitaine de cavalerie, qui le devait une marquise, qui le
  294. tenait d'un page, qui l'avait re04u d'un jsuite, qui, tant
  295. novice, l'avait eu en droite ligne d'un des compagnons de
  296. Christophe Colomb. Pour moi, je ne le donnerai personne, car
  297. je me meurs.
  298. O Pangloss! s'cria Candide, voil une trange gnalogie!
  299. n'est-ce pas le diable qui en fut la souche? Point du tout,
  300. rpliqua ce grand homme; c'tait une chose indispensable dans le
  301. meilleur des mondes, un ingrdient ncessaire; car si Colomb
  302. n'avait pas attrap dans une 06le de l'Amrique cette maladie[1]
  303. qui empoisonne la source de la gnration, qui souvent mme
  304. empche la gnration, et qui est videmment l'oppos du grand
  305. but de la nature, nous n'aurions ni le chocolat ni la cochenille;
  306. il faut encore observer que jusqu'aujourd'hui, dans notre
  307. continent, cette maladie nous est particulire, comme la
  308. controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois,
  309. les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas encore; mais il
  310. y a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent leur tour
  311. dans quelques sicles. En attendant elle a fait un merveilleux
  312. progrs parmi nous, et surtout dans ces grandes armes composes
  313. d'honntes stipendiaires bien levs, qui dcident du destin des
  314. tats; on peut assurer que, quand trente mille hommes combattent
  315. en bataille range contre des troupes gales en nombre, il y a
  316. environ vingt mille vrols de chaque c00t.
  317. [1] Voyez tome XXXI, page 7. B.
  318. Voil qui est admirable, dit Candide; mais il faut vous faire
  319. gurir. Et comment le puis-je? dit Pangloss; je n'ai pas le sou,
  320. mon ami, et dans toute l'tendue de ce globe on ne peut ni se
  321. faire saigner, ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu'il y
  322. ait quelqu'un qui paie pour nous.
  323. Ce dernier discours dtermina Candide; il alla se jeter aux pieds
  324. de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si
  325. touchante de l'tat o son ami tait rduit, que le bon-homme
  326. n'hsita pas recueillir le docteur Pangloss; il le fit gurir
  327. ses dpens. Pangloss, dans la cure, ne perdit qu'un oeil et une
  328. oreille. Il crivait bien, et savait parfaitement
  329. l'arithmtique. L'anabaptiste Jacques en fit son teneur de
  330. livres. Au bout de deux mois, tant oblig d'aller Lisbonne
  331. pour les affaires de son commerce, il mena dans son vaisseau ses
  332. deux philosophes. Pangloss lui expliqua comment tout tait on ne
  333. peut mieux. Jacques n'tait pas de cet avis. Il faut bien,
  334. disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car
  335. ils ne sont point ns loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne
  336. leur a donn ni canons de vingt-quatre, ni ba07onnettes, et ils se
  337. sont fait des ba07onnettes et des canons pour se dtruire. Je
  338. pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la
  339. justice qui s'empare des biens des banqueroutiers pour en
  340. frustrer les cranciers. Tout cela tait indispensable,
  341. rpliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font
  342. le bien gnral; de sorte que plus il y a de malheurs
  343. particuliers, et plus tout est bien. Tandis qu'il raisonnait,
  344. l'air s'obscurcit, les vents soufflrent des quatre coins du
  345. monde, et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempte,
  346. la vue du port de Lisbonne.
  347. CHAPITRE V.
  348. Tempte, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du
  349. docteur Pangloss, de Candide, et de l'anabaptiste Jacques.
  350. La moiti des passagers affaiblis, expirants de ces angoisses
  351. inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et
  352. dans toutes les humeurs du corps agites en sens contraires,
  353. n'avait pas mme la force de s'inquiter du danger. L'autre
  354. moiti jetait des cris et fesait des prires; les voiles taient
  355. dchires, les m09ts briss, le vaisseau entr'ouvert. Travaillait
  356. qui pouvait, personne ne s'entendait, personne ne commandait.
  357. L'anabaptiste aidait un peu la manoeuvre; il tait sur le
  358. tillac; un matelot furieux le frappe rudement et l'tend sur les
  359. planches; mais du coup qu'il lui donna, il eut lui-mme une si
  360. violente secousse, qu'il tomba hors du vaisseau, la tte la
  361. premire. Il restait suspendu et accroch une partie de m09t
  362. rompu. Le bon Jacques court son secours, l'aide remonter, et
  363. de l'effort qu'il fait, il est prcipit dans la mer la vue du
  364. matelot, qui le laissa prir sans daigner seulement le regarder.
  365. Candide approche, voit son bienfaiteur qui repara06t un moment, et
  366. qui est englouti pour jamais. Il veut se jeter aprs lui dans la
  367. mer: le philosophe Pangloss l'en empche, en lui prouvant que la
  368. rade de Lisbonne avait t forme exprs pour que cet anabaptiste
  369. s'y noy09t. Tandis qu'il le prouvait _ priori_, le vaisseau
  370. s'entr'ouvre, tout prit la rserve de Pangloss, de Candide, et
  371. de ce brutal de matelot qui avait noy le vertueux anabaptiste;
  372. le coquin nagea heureusement jusqu'au rivage, o Pangloss et
  373. Candide furent ports sur une planche.
  374. Quand ils furent revenus un peu eux, ils marchrent vers
  375. Lisbonne; il leur restait quelque argent, avec lequel ils
  376. espraient se sauver de la faim aprs avoir chapp la tempte.
  377. A peine ont-ils mis le pied dans la ville, en pleurant la mort de
  378. leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs
  379. pas[1]; la mer s'lve en bouillonnant dans le port, et brise les
  380. vaisseaux qui sont l'ancre. Des tourbillons de flammes et de
  381. cendres couvrent les rues et les places publiques; les maisons
  382. s'croulent, les toits sont renverss sur les fondements, et les
  383. fondements se dispersent; trente mille habitants de tout 09ge et
  384. de tout sexe sont crass sous des ruines. Le matelot disait en
  385. sifflant et en jurant: il y aura quelque chose gagner ici.
  386. Quelle peut tre la raison suffisante de ce phnomne? disait
  387. Pangloss. Voici le dernier jour du monde! s'criait Candide.
  388. Le matelot court incontinent au milieu des dbris, affronte la
  389. mort pour trouver de l'argent, en trouve, s'en empare, s'enivre,
  390. et ayant cuv son vin, achte les faveurs de la premire fille de
  391. bonne volont qu'il rencontre sur les ruines des maisons
  392. dtruites, et au milieu des mourants et des morts. Pangloss le
  393. tirait cependant par la manche: Mon ami, lui disait-il, cela
  394. n'est pas bien, vous manquez la raison universelle, vous prenez
  395. mal votre temps. Tte et sang, rpondit l'autre, je suis matelot
  396. et n Batavia; j'ai march quatre fois sur le crucifix dans
  397. quatre voyages au Japon[2]; tu as bien trouv ton homme avec ta
  398. raison universelle!
  399. [1] Le tremblement de terre de Lisbonne est du 1er novembre 1755.
  400. B.
  401. [2] Voyez tome XVIII, page 470. B.
  402. Quelques clats de pierre avaient bless Candide; il tait tendu
  403. dans la rue et couvert de dbris. Il disait Pangloss: Hlas!
  404. procure-moi un peu de vin et d'huile; je me meurs. Ce
  405. tremblement de terre n'est pas une chose nouvelle, rpondit
  406. Pangloss; la ville de Lima prouva les mmes secousses en
  407. Amrique l'anne passe; mmes causes, mmes effets; il y a
  408. certainement une tra06ne de soufre sous terre depuis Lima jusqu'
  409. Lisbonne. Rien n'est plus probable, dit Candide; mais, pour
  410. Dieu, un peu d'huile et de vin. Comment probable? rpliqua le
  411. philosophe, je soutiens que la chose est dmontre. Candide
  412. perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu d'eau d'une
  413. fontaine voisine.
  414. Le lendemain, ayant trouv quelques provisions de bouche en se
  415. glissant travers des dcombres, ils rparrent un peu leurs
  416. forces. Ensuite ils travaillrent comme les autres soulager
  417. les habitants chapps la mort. Quelques citoyens, secourus
  418. par eux, leur donnrent un aussi bon d06ner qu'on le pouvait dans
  419. un tel dsastre: il est vrai que le repas tait triste; les
  420. convives arrosaient leur pain de leurs larmes; mais Pangloss les
  421. consola, en les assurant que les choses ne pouvaient tre
  422. autrement: Car, dit-il, tout ceci est ce qu'il y a de mieux; car
  423. s'il y a un volcan Lisbonne, il ne pouvait tre ailleurs; car
  424. il est impossible que les choses ne soient pas o elles sont, car
  425. tout est bien.
  426. Un petit homme noir, familier de l'inquisition, lequel tait
  427. c00t de lui, prit poliment la parole et dit: Apparemment que
  428. monsieur ne croit pas au pch originel; car si tout est au
  429. mieux, il n'y a donc eu ni chute ni punition.
  430. Je demande trs humblement pardon votre excellence, rpondit
  431. Pangloss encore plus poliment, car la chute de l'homme et la
  432. maldiction entraient ncessairement dans le meilleur des mondes
  433. possibles. Monsieur ne croit donc pas la libert? dit le
  434. familier. Votre excellence m'excusera, dit Pangloss; la libert
  435. peut subsister avec la ncessit absolue; car il tait ncessaire
  436. que nous fussions libres; car enfin la volont dtermine......
  437. Pangloss tait au milieu de sa phrase, quand Je familier fit un
  438. signe de tte son estafier qui lui servait boire du vin de
  439. Porto ou d'Oporto.